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Laurent Mauvignier au Confessionnal

  • La rédaction
  • 5 nov.
  • 5 min de lecture

Laurent Mauvignier vient de recevoir le Prix Goncourt pour son roman La Maison vide, dans lequel il revisite sa longue saga familiale. C'est un livre puissant, porté par une langue superbe. Un passage a retenu notre attention : celui où une des héroïnes du récit, enfant, va se confesser dans l'église du village.

On a souvent parlé de l'obsession des chanoines de Lagrasse pour la confession, et de la gêne, pour ne pas dire plus, que certains parents ont éprouvé après que leurs enfants ait été entendus dans ce cadre par un chanoine : obsession de la sexualité, des "pensées mauvaises et diaboliques".

On en trouve un écho, sous la magnifique lumière de la littérature, dans cet extrait du livre de Laurent Mauvignier...



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Le bois grince sous les mouvements de Marguerite quand elle vient s’asseoir ; elle se racle la gorge pour manifester sa présence et hésite à bouger, tout résonne et en craquant dénonce sa présence et sa gêne, comme si elle avait vraiment des choses à cacher et qu’elle avait honte d’être ici, au confessionnal. Elle reste assise, raide dans cette robe verte dans laquelle elle se sent à l’étroit, le plus immobile possible, la gorge sèche à cause des odeurs d’encens et de poussière mêlées à celles de l’encaustique et des siècles confinés entre les murs de l’église et sous la nef en bois qui ressemble à la coque retournée d’un bateau.

Faute avouée,

dit-on,

À moitié pardonnée

même si le curé n’a pas l’air de l’entendre de cette oreille, non, bien sûr que non – ou alors

À moitié

c’est qu’il pense

À moitié seulement

et c’est le seulement qui siffle à l’oreille de la fillette, qui entend l’autre moitié, celle qui ne pardonne pas ; le seulement résonne dans son esprit, il ne suffit pas d’avoir le courage de vouloir faire contrition, encore faut-il aller au bout de l’aveu pour purger l’âme, se repentir jusqu’au fond de son cœur et que tout dire dans le secret du confessionnal ne soit pas une simple façon de vider ses ordures à la tête de Dieu, pour mieux ressortir dédouané avant de replonger, insouciant comme un nouveau-né, dans les vices dont on vient de s’alléger à bon compte. Il faut travailler corps et âme à ce que la confession marque un cheminement vers Dieu et qu’elle soit – cette confession – le début d’une remise en question intime et profonde.

Aujourd’hui, au moment de se retrouver dans l’étrange intimité distante que crée le confessionnal, Marguerite, du haut de ses onze ans, se retrouve isolée avec ce curé qui possède une grande autorité sur ses ouailles et sur les enfants qu’il guide sur la voie de Dieu. Pour Marguerite, comme pour chacun des gosses du coin, c’est de monsieur le curé en premier, avec l’instituteur ou le médecin, qu’il faut apprendre à ne plus avoir peur. Il ne faut plus être impressionnée par ses doigts secs et blancs qui n’ont jamais connu le travail aux champs et sont des doigts comme aucun homme du pays n’en possède – eux dont les mains épaisses et rêches sont noircies par le soleil et le grand air, et dont les ongles sont bruns ou jaunes de tabac. Le curé, derrière le panneau qu’il tire sur une grille de bois ouverte sur le visage de la pénitente, attend maintenant de Marguerite des mots, des phrases, en caressant soigneusement sa maigrelette cuisse droite à travers sa soutane, tout en baissant les yeux sur ses doigts exsangues qu’il s’attarde à considérer comme une horde de mille-pattes ou d’araignées qu’il regarde vivre leur vie de bêtes et lisser les plis de son habit d’homme de Dieu. L’enfant connaît le curé pour le voir plusieurs fois par semaine, elle connaît sa voix même si, en l’entendant aujourd’hui, Marguerite est troublée par la tournure sirupeuse que celle-ci prend, car son timbre devient tout le contraire de cette voix forte qu’il prend pour s’adresser à tous le dimanche à la messe.

Maintenant, dans le secret du confessionnal, sa voix se noie dans une onctuosité qui cajole Marguerite avec une obséquiosité d’une laideur qui la force à baisser les yeux et à rougir. Si elle pouvait, si elle osait, elle mettrait les mains à plat sur ses oreilles pour ne pas entendre le curé, car à ce moment elle a honte pour lui, elle ne croit pas deux secondes à son empathie, tout lui semble surjoué ; elle se creuse la tête quand le curé lui demande ce qui peut bien la tourmenter dans le secret de son âme, car, voyons, il n’est pas possible que rien ne la tourmente, comme il n’est pas possible de ne pas avoir affaire avec le mal ni avec la tentation, que son esprit n’ait pas été gangréné par des péchés – même véniels – car les péchés sont le lot de tous et de toutes, à tout âge, c’est pourquoi se délivrer de la parole est un devoir qui s’impose à tout chrétien, surtout à une fillette comme Marguerite, dont on a bien connu le père et le grand-père, des hommes si méritants, qui, de là-haut, ne doivent pas manquer de la regarder dans l’intimité même où elle se croit préservée d’un regard qui la juge. C’est pourquoi elle doit avoir le courage de tout dire, oui, tout – il le répète – tout, mais sans appuyer, c’est presque flûté, un son glissant, coulant, elle doit tout dire car elle doit savoir en son for intérieur ce qui est mal en elle, elle doit en éprouver la souffrance et la honte.

Quand elle se lance, elle sait qu’elle ne dira pas tout, parce qu’il y a les règles que la politesse et le respect imposent. Même lui dire qu’elle ne pourra pas tout dire, elle ne le dira pas ; elle ne dira pas – comment pourrait-elle ? – combien son curé la répugne parce qu’il sent l’ail et le vin de messe, que ses doigts trop maigres lui font peur, que son crâne dégarni et ses joues taillées à la serpe sont atroces, comme elle ne peut pas lui avouer que sa voix et son visage lui semblent hideux parce qu’ils dégagent – voix et visage – une soumission qui essaie de se donner des airs d’homme de loi derrière les Évangiles. Elle voudrait lui dire ça, à lui, derrière son croisillon, mais elle préfère se taire par respect, même si elle sait que se taire est aussi un péché. Elle sent le vide sous elle, dans son corps le tremblement, elle est comme aux abois, une proie, son cœur bat trop vite et vite elle commence, d’une voix hachée et fébrile – elle racle sa gorge plusieurs fois et se reprend – recommence – s’arrête – puis sans réfléchir raconte comment depuis toujours elle garde sa colère en elle quand elle explique à d’autres enfants – elle ne dira pas les noms – la mort héroïque de son père – les cinquante hommes plantés sur leur bout de montagne pelée face à des milliers d’Allemands qui arrivent pour les tailler en pièces – et qu’elle fait tout pour ne pas entendre les voix des gamins qui

Cinquante… contre cinq mille ?

s’époumonent

Et pourquoi pas contre dix mille ?

et rient en se donnant des coups de coude…

 

Laurent Mauvigner, La Maison vide

pages 411, 412, 413, 414 et 415

éditions de Minuit


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